dimanche 6 décembre 2015

Rigoletto : le roi s'ennuie

Le roi ne s'amuse pas. Drapés dans leurs riches manteaux, les courtisans s'ennuient, bien coiffés de leurs mêmes cheveux. Et chaque soliste de chanter à l'avant-scène ce qu'il doit dire à son partenaire. Un beau récital en beaux costumes.


Sous la poussière, l'incohérence. Gilda et Rigoletto, coincés à cour au pied de l'escalier de leur maison, font bien attention à ne point dépasser les limites du carrelage, cependant que le duc, faisant fi de la porte et de la physique, joue allègrement les passe-murailles. L'échelle est posée par les courtisans contre un mur aveugle et Gilda, apparemment inerte, est emmenée par l'escalier, avant de se réveiller en coulisses. Chez Sparafucile, on devise en terrasse ou sur le banc de pierre alors que l'orage fait rage. Deux portes à la masure, l'une bien visible, l'autre non, mais Maddalena vient chercher Gilda dans la cour, comme si un rendez-vous avait été convenu. Entre-temps, le duc s'était endormi debout, terrassé par les femmes versatiles – ou peut-être drogué par l'odeur trompeuse de ce mouchoir qu'il pressait contre son nez et qu'il croyait être celui de Gilda ; Ce n'est pas le sien avait affirmé Rigoletto. Encore un mauvais coup de Iago.

Parmi les courtisans solistes, tous excellents, on retrouve avec bonheur le beau baryton de Dong-Hwan Lee, qui passe des énoncés du Mandarin de Turandot aux malédictions de Monterone. La Maddelena de Maria Kataeva a le relevé de jupons bien sage mais ne travestit pas inutilement ses graves. Et mieux vaut écouter que regarder Serguey Artamonov, Sparafucile à belle voix qui a oublié d'être un sicaire.


Il n'y a guère que dans son dialogue muet avec Giovanna que le duc-écolier, alors boudiné dans un costume manifestement trop petit pour lui, s'amuse à jouer. Le reste du temps, c'est face public, la main sur le cœur et les yeux rivés au chef, que Saimir Pirgu propose un beau chant, affirmant des aigus que l'on aurait pu craindre fragiles.

Gilda – étrangement habillée chez elle comme une dame de cour – trouve chez Nino Machaidze beauté et détermination. La voix charnue, pulpeuse, corsée, et qui ne cherche pas la performance des aigus ajoutés, font du personnage une femme mûre, inflexible dans son amour fou.

Ludovic Tézier ne s'expose pas au jeu du bouffon. À peine bossu, sans claudication, presque impassible. Point non plus de personnage à double face : Rigoletto ne change ni de rôle ni de costume. Mais quelle expressivité, quelle longueur de souffle, quelle rondeur, quelle émotion dans le seul chant, dépouillé de tout artifice.


Et il aurait fallu que Daniel Oren eût été sur scène, avec ses mimiques, ses hochements de tête, ses impressionnants moulinets de bras, son immense corps de fou sensible. Donnant à l'orchestre de subtiles couleurs, articulant avec ses solistes, c'est incontestablement le grand acteur de la soirée.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 29 novembre 2015

samedi 17 octobre 2015

Le Prisonnier – Le Château de Barbe-Bleue : dans le labyrinthe des illusions


Les flammes du bûcher montent, traits noirs implacables, effrayants. La Mère, comme une autre Azucena, pousse son cri. Rêve prémonitoire ou ressassement du supplice du fils : mère et fils ne se regardent pas, ne se voient pas.

Vincent Fortemps projette les images mentales du prisonnier, délires d'encres noires, de dessins incertains, d'éclairages vacillants. Hallucinations du condamné déjà agonisant ? Des ombres apparaissent et disparaissent, se fondent dans les tracés. Dans le dédale de souterrains voûtés, lugubres, le prisonnier déambule dans son cauchemar, ballotté par des forces invisibles qui le déséquilibrent, guidé par des lucioles fantomatiques, par des mirages de fenêtres et de portes.



Le geôlier, vêtu de noir comme le maître de bunraku, manipule le prisonnier qui n'est plus qu'une marionnette de chiffons blancs. « Fratello », lui dit-il en montrant que sa bure noire cache aussi un habit blanc. Faux-frère !

Un gros trait, appuyé, noir, ascendant, devient grand cèdre. Le parfum des cèdres... La liberté... Mais le tronc lugubre, trompeur, se dédouble, oscille entre noir et blanc sous les éclairs de lumière, engendrant le spectre du geôlier inquisiteur. Au bout de l'espoir, le bûcher. La libertà ?

Au théâtre on fait croire à des batailles, à des tortures, à des errances dans des souterrains lugubres. Les ombres, les silhouettes ? Des figurants avec drapeaux et fausses tenailles. Les apparitions et disparitions ? Des tulles levés et descendus par les porteuses maintenant par terre. Illusions, désillusions.

Messieurs, Mesdames. La pièce finie, je vous en supplie, Si elle a plu, applaudissez. Enjambant les porteuses toujours à terre, le barde annonce qu'il va de nouveau y avoir théâtre, histoire, conte. Une autre illusion.

Devant Judith s'érige lentement le monolithe de 2001 l'Odyssée de l'espace, qui deviendra la septième porte. Sa robe s'accroche à un clou. Avertissement.

Le château apparaît comme une forteresse d'arches successives, imprenables, un labyrinthe de couloirs gris en deux dimensions. Mais l'ouverture des portes révèle la troisième dimension, le mouvement, l'effeuillage de l'âme. Portes toutes reliées ensemble qui se ferment quand d'autres s'ouvrent. Tel le robot de Sans objet, la structure change de forme, se fait livre dont les pages se tournent, se fait mur entre Judith et Barbe-Bleue. Les clés exigées sont les lampes lucioles inquiétantes du Prisonnier ; elles ouvrent les portes sur les couleurs des didascalies (magnifiques lumières d'Arno Veyrat), aussitôt rougies d'un voile de sang. Mais la sixième porte est autre : immatérielle, étrange, découvrant des formes mouvantes, neurones et synapses baignant dans le cerveau en larmes.





As-tu aimé d'autres femmes ? La question de trop. Le monolithe de la septième porte ne se laisse pas conquérir, il vous happe. Judith doit revêtir sur sa robe blanche la fraise et le manteau noirs de Barbe-Bleue, comme l'ont fait avant elle les trois autres femmes. Elle devient elle aussi fantôme errant, Barbe-Bleue-isée.





Certes les personnages sont souvent statiques, mais ce sont leurs états d'âme qu'Aurélien Bory montre dans les décors mouvants, les lumières hésitantes ou fulgurantes, l'hermétisme des images.

Particulièrement attentif aux équilibres, Tito Ceccherini magnifie les partitions. On frissonne à la beauté des soli instrumentaux, à la perversion effrayante des chants religieux du chœur invisible, dont l'amplification au premier intermezzo fait ressentir physiquement l'égarement du prisonnier – Que Tes prêtres appliquent la justice.
Tanja Ariane Baumgartner, d'abord Mère émouvante, devient une Judith déterminée face à au Barbe-Bleue de Bálint Szabó qui semble résigné, fragile, comme navré qu'encore une fois « elle » veuille savoir. En geôlier-inquisiteur à double bure, Gilles Ragon suggère le double sens avec ses Fratello ambigus, sans parvenir toutefois à effrayer. Et la présence hallucinée, les yeux brillants d'espoir torturé, la diction habitée du prisonnier de Levent Bakirci, magnifique baryton pieds nus en loques blanches, forment l'image forte d'une soirée fascinante.



Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 9 octobre 2015

dimanche 27 septembre 2015

Marguerite : l'illusion tragique


Quel est ce majordome à la fois attentionné et inquiétant, ce régisseur qui veille à la qualité des chaussures, à la distribution des bouchons d'oreilles, au fonctionnement des voitures, et à l'occasion pratique le chantage ? Quelque diable manipulateur qui habite les dessous, chambre noire où il révèle des photographies de scène fausses et ridicules prises au feu infernal du magnésium. Quelque ange de la mort qui arrange les brassées de fleurs comme sur autant de tombes, brûle les accessoires et prendra la dernière image.

Le public n'est pas cette assemblée de petits bonshommes naïvement dessinés et souriant béatement. Les hommes en frac du cercle de bienfaisance viennent applaudir hypocritement ce qu'ils n'ont pas entendu. Les autres font semblant. Marguerite est riche. Très riche. Marguerite est malheureuse. Mari absent, mari ailleurs. Marguerite est seule. En tête à tête avec un masque trompeur de Commedia dell' arte. Alors Marguerite chante. Faux. Alors Marguerite pose. En Brünnhilde, en Salomé, en Carmen. Marguerite veut exister, être aimée. Parmi les bibelots et les animaux empaillés, dans un monde de mensonge et d'hypocrisie, elle est vraie dans son chant faux que seul approuve le paon Caruso.

Le jeune dandy dada qui se prend déjà pour Dali avec son faux accent espagnol adore ! C'est qu'elle est aussi un peu dada Marguerite, qui ne mange que du blanc et se demande pourquoi on ne jetterait pas des œuvres d'art sur les tomates.

Personne n'ose lui dire la vérité. Même ce ténor finissant, qui se fait invectiver chaque soir dans la coulisse par la Nedda qu'il vient de tuer sur scène, et qui va devenir son professeur. C'est qu'Atos Pezzini a une cour interlope à entretenir, gigolo parasite, cartomancienne à barbe et pianiste sourd. L'argent n'a pas à sonner juste. Et Marguerite veut monter sur une vraie scène, devant un vrai public, se montrer, reconquérir son mari. Car l'étole rouge de la maîtresse est le sang qui coule de sa blessure. Addio, del passato bei sogni ridenti. Mais d'exercices de respiration en gymnastique lascive, le faux reste faux et les morceaux du récital sont biffés l'un après l'autre.

La vie on la rêve ou on l'accomplit. Reste Casta diva. La salle est pleine, le mari est là. Marguerite, des ailes d'Icare dans le dos, chante. Faux. Le public est hilare. Mais à un moment cela devient sublime. Marguerite se consume entièrement dans ces quelques notes justes qui précipitent sa chute.

Voilà que Marguerite va rejoindre dans leur folie les Ophélie, les Lucia, les Lady Macbeth, délirant en chemise de nuit à propos d'engagements fantasmés. Et c'est un docteur Miracle qui va la faire chanter, l'enregistrer, lui faire écouter cette vérité qui va jaillir du pavillon du phonographe.
Le mari se précipitera dans les couloirs de l'hôpital. Mimi ! Butterfly ! Marguerite ! Mais il est toujours trop tard lorsque le ténor volage crie le nom. Le diable photographe a saisi le finale.


dimanche 19 juillet 2015

Alceste : le masque de la mort noire


Sur la scène du Palais Garnier se dessine le Palais Garnier, surgissant du geste virtuose de cinq dessinateurs – effaceurs. Des tableaux noirs, de la craie, des balais éponges : le décor, arbres, flots, navire, ville, se crée et se défait, palimpseste sans cesse réécrit. Que restera-t-il du spectacle ? Un rideau esquissé et aussitôt effacé. Rien.



Olivier Py et son complice Pierre-André Weitz proposent une vanité en noir et blanc, ancrée sobrement sur leurs traditionnels leitmotive : les escaliers en mouvement, la table de maquillage, les néons, le petit lit blanc, les aphorismes. En robe noire, la mort, spectre androgyne sans visage, les bras prêts à embrasser, virevolte, s'interpose, nargue, offre le poison et le couteau. En contrepoint du noir épouvantable [1], les enfants royaux – incarnés par deux jeunes gens en tee-shirts blancs – se font des chapeaux avec les journaux qui annoncent les mauvaises nouvelles, jouent au ballon, courent, se cachent.

Désespoir politique. Le chœur en deuil se lamente de la mort annoncée de son roi, qui gît sur un lit d'hôpital. L'oracle médecin en blouse blanche et stéthoscope tente un massage cardiaque pour remédier à un électrocardiogramme follement tracé. Mais c'est l'Apollon de craie de Garnier qui lui dicte l'ordonnance. Ἀνάγκη, le nécessaire sacrifice d'autrui. C'est Alceste qui donnera son cœur pour sauver son époux.





Seule la musique sauve. Sur fond de bacchanale où les corps se rapprochent, de danse sensuelle à fleur de peau, Admète et Alceste, le désormais vivant et la presque morte, se parlent sans se comprendre, se cherchent sans se trouver, montant et descendant ces escaliers noirs où la mort partout s'interpose.




Et ce sera la spectaculaire catabase dans la fosse vidée de ses musiciens et devenue Enfers, ces horribles lieux, enfumés, hantés de spectres effrayants à têtes de mort. À cour, Pierre-André Weitz dessine un squelette hideux et hilare, les bras ouverts, sur son destrier.





Véronique Gens se donne corps, âme et voix dans une bouleversante incarnation d'Alceste, figure tragique, forte et déterminée. L'interpellation des Divinités du Styx est un sommet d'autorité et de grandeur. Stanislas de Barbeyrac oppose sa blondeur juvénile et son chant lumineux à la mort qui rôde. Passant de la soutane austère et du missel au frac et au haut-de-forme, du visage fermé au sourire aguicheur, Stéphane Degout est un Grand Prêtre impressionnant puis un Hercule facétieux. Superbe quatuor des coryphées, avec mention spéciale à Chiara Skerath. François Lis est légèrement en retrait en oracle médecin. La diction de tous est exemplaire, ce qui dispense de coups d'œil fastidieux au surtitrage. Marc Minkowski dirige d'en bas, d'en haut, devant, derrière et sur le côté, accompagnant avec attention musiciens, chœur et solistes.


Franck Ferrari devait être cet Hercule prestidigitateur dont le haut-de-forme recèle paillettes et tourterelle, et qui a de petits arrangements avec les Enfers. Lui qui devait écrire cet ultime intertitre sur tableau noir : La mort n'existe pas. Palimpseste de l'artiste lui-même qui résonne étrangement dans la proposition d'Olivier Py : un comédien quitte la scène, un autre reprend le rôle – Le temps te consolera ; un mort n'est rien [2]. Si, la mort existe, Hercule ex machina n'est qu'un illusionniste : ce n'est que le fantôme d'Alceste qui reparaît, voilé de noir. Admète renoncera à lever ce voile.

[1] Martine Kaufmann – Les larmes d'Alceste. In Alceste, programme de salle de l'Opéra de Paris, 2015.
[2] Euripide – Alceste. In Alceste, programme de salle de l'Opéra de Paris, 2015.

Photos © Julien Benhamou / Opéra National de Paris

Palais Garnier, 7 juillet 2015

dimanche 28 juin 2015

Turandot : fascinante violence


Je suis un homme de théâtre, je fais du théâtre, et je suis un visuel. (Puccini) [1]

Le théâtre n'est pas vraisemblance et bienséance, il est invraisemblable et malséant. [2]


Sous des néons blafards, dans une brume glauque, trente-cinq poupons bien alignés vous considèrent. Bienvenue dans l'empire du jouet fabriqué à bas coût, où des monceaux de cartons – Innovation worldwide, The world on time – sont prêts à expédier vers l'occident. Ici on exploite femmes, hommes, enfants, indifféremment vêtus de pantalons et vestes de travail, casquettes, masques hygiéniques – ou bâillons.
L'usine comme métaphore du totalitarisme, du contrôle des masses par l'intimidation. On y entre, on n'en sort pas : le nouveau venu doit se scarifier, son vélo est brûlé. La hiérarchie est en costume cravate, les militaires sévissent.

Calixto Bieito montre ce que dit le livret : l'oppression, la violence, les supplices, les tortures, Ici, on égorge !... on empale !... on étrangle !... on écorche !... on arrache, on décapite ! – souvent édulcorés par le cache-sexe de la « couleur locale ». Des cris, du sang, des larmes. Les femmes sont violentées, la foule fanatisée.


Formant les trois têtes d'un Cerbère violent, sadique et obscène, les militaires Ping, Pang et Pong exécutent les basses besognes : trois « traîtres » sont entrés dans l'usine, ils seront étiquetés et molestés par les tre sbirri. Les filles sont déshabillées et tripotées sans ménagements. Mais tout change lorsque la tâche est terminée : sur fond de guirlandes de lampions rouges – le rosse lanterne di festa – dont les mouvements ascendants et descendants sont à la fois esthétiques et générateurs de l'étrange impression que la scène elle-même se met à bouger, ils vont jouer – théâtre dans le théâtre – leur rôle de masques. Quittant leurs uniformes, ils revêtent robes blanches de deuil – le bianche lantene di lutto – et cothurnes. Une femme fantôme est là, spectre de Lo-u-ling, les yeux tuméfiés, les membres couverts d'ecchymoses, la bouche close par un adhésif rouge, la culotte montrant les stigmates d'une défloration violente. C'est elle qui a apporté tout le vestiaire de la comédie, elle la marionnette qui subit la pantomime triviale.


Tailleur pantalon strict, chemisier fuchsia et blondeur factice, Turandot dirige son empire de faux bébés, ceux qu'on ne fait pas avec un homme. Robot hystérique, elle asservit, ordonne, frappe, répand la mort, tient en laisse des êtres humains. Mais cette apparence cache une réalité différente : lorsqu'elle enlève sa perruque, vaincue par la résolution des énigmes, c'est un crâne chauve qu'elle découvre, comme ceux des bébés produits à la chaîne. Et elle pleure, peut-être pour la première fois. Plus tard, une seconde fois vaincue par le nom introuvable, malgré les lames pour desserrer les dents et les crocs pour arracher ce nom, elle cassera sa poupée et bercera une dernière fois ce qu'il en reste, hébétée de devoir abandonner sa condition de petite fille.
Altoum, vecchio decrepito, sénile, sale, se traîne en couches-culottes – encore un faux bébé, l'urne funéraire de Lo-u-ling serrée contre lui, s'aspergeant de cendres. Il n'est plus rien dans l'empire de cartons qu'un vieux fou soumis à sa fille, qui le traite comme un chien et le frappe à coups de ceinture.

La résolution des énigmes est judicieusement accompagnée de la libération successive, par le Prince encore inconnu, de trois filles ligotées, deux descendues des cintres, la troisième traînée au bout d'une corde par la patronne – un double de Turandot elle-même, entravée et souffrant dans sa violence et son inhumanité. Par une autre correspondance, la nouvelle énigme posée par le Prince amène les sbires à déshabiller violemment la foule et monter un sinistre tas de vestes tandis qu'une ouvrière habille de bleu les poupons nus, qui deviendront armes de torture.


La pertinence et la grande cohérence de la proposition de Calixto Bieito sont cependant entachées, de manière marginale, de quelques mystères : si les filles prêtes à consommer – très belles, demi-nues, provocantes – présentées à Calaf sont logiquement emballées dans du cellophane, pourquoi Calaf se fait-il à son tour enrouler de film plastique lorsqu'il est question de lui donner des richesses ? pourquoi cet homme projeté en fond de scène, qui se peint progressivement le visage ?


Le regard fixe, déterminé, impavide, Alfred Kim incarne un Calaf étranger à la violence, sans sentiments, odieux jusqu'à énoncer son énigme à l'attention de Liù, comme une ignoble mise en garde. Brillant jeune Manrico en 2012, il excelle de nouveau avec sa belle projection, son métal doux, ses aigus sans efforts. Le tant attendu Nessun dorma, chanté pancarte « Poesia » autour du cou – Liù ! Poesia ! s'attendrira la foule après avoir encouragé la torture de la petite esclave... – donne des frissons.


Elisabete Matos compose une Turandot archétype de l'être autoritaire qui se construit prétextes et façade pour se couper des humains et des sentiments. L'hystérie passe dans la voix jusqu'au cri de Lo-u-ling dans In questa Reggia et la puissance, meurtrière, obère parfois justesse et beauté du chant.

Eri Nakamura se fond dans le personnage de Liù avec un naturel confondant : résolue, solide malgré les outrages et les tortures. Tenue fermement par les cheveux par le sbire sadique, elle donne un Signore, ascolta ! ciselé, magnifique de nuances et d'émotions (on regrettera simplement que des bruits intempestifs de cartons déchirés pour faire les pancartes « Traîtres » viennent perturber l'écoute et la concentration). Son face à face avec la cruauté au pilori du tas de vestes – Si, Principessa, ascoltami !, avant son suicide avec un bras de poupon arraché, appellerait des larmes chez le plus endurci.

Les pères sont magnifiques dans leur déchéance. In Sung Sim est un très grand Timur, bandeau sanguinolent sur les yeux, déambulations d'aveugle confondantes et voix bouleversante, qui prend immédiatement aux tripes. Très exposé, Luca Lombardo chante un solide Altoum tout en traînant à terre sa décrépitude, une composition remarquable de justesse.

Le trio des tortionnaires, Gezim Myshketa (Ping à l'autorité perverse), Gregory Bonfatti et Paul Kaufmann (Pang, Pong soumis à leur chef, mais désabusés) est soudé et de haute tenue vocale, dans des rôles très exigeants scéniquement. Le mandarin de Dong-Hwang Lee, malgré ses interventions courtes, impose sa présence vocale et scénique, indiscutable, inquiétante.

Le travail d'Alfonso Caiani est encore à souligner. Les enfants de la Maîtrise offrent, sur scène et depuis la coulisse, de délicats Là, sui monti dell'Est, tandis que le Chœur renforcé excelle en foule versatile, chantant parfois dans des conditions difficiles, dos au public ou à plat ventre. Marion Carroué, Argitxu Esain et Dongjin Ahn sont impeccables dans leurs interventions individuelles. Stefan Solyom dirige avec attention fosse et plateau, faisant ressortir les beautés des différents pupitres, malgré une tendance à l'explosion sonore qui sature parfois la salle.


Fallait-il donner le finale, cet impossible duo d'amour, après un précipité qui déroute certains spectateurs ? Celui-ci, donné en version de concert, sous des lumières qui occultent les visages des deux solistes devenus fantomatiques, accentue fortement la lourdeur de l'orchestration et balaie toute émotion. On eût préféré continuer à pleurer la mort de Liù et l'exécution sommaire de Timur, rester sur cette expérience d'opéra et de théâtre sidérante, sans répit pour le spectateur, dans la stupeur et la fascination.

[1] In Turandot – L'avant-Scène Opéra n° 220, 2004
[2] Olivier Py – Les mille et une définitions du théâtre. Le temps du théâtre, Actes Sud 2013.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, représentations des 23 et 28 juin 2015

dimanche 14 juin 2015

Sans objet : quand la machine semble prendre l'autorité


Cette conversation est désormais sans objet. Adieu. [1]

Quelque chose de vivant est dissimulé dans une matrice de plastique dont le drapé et le plissé crissent au gré des mouvements. Ça tournoie, ça s'érige, ça se ramasse, ça s'étend, ça prend des poses, de madone ou de monstre. L'accouchement est difficile, il faut deux maïeuticiens cravatés pour déshabiller la bête, la sortir de son enveloppe charmeuse : un robot. Pas un Nao, pas un Romeo, pas un HRP, mais un bras industriel, squelette de ferraille, de fils et de tuyaux. Et pourtant voilà qu'il nous fixe, nous considère, fait des mines, avec son drôle d'organe préhenseur qui ressemble à un visage. Tendance irrépressible que nous avons à projeter notre corporéité sur les choses.



La machine invite l'homme à un tango. Elle guide, il suit, corps sans tête entraîné par ce bras sensuel. Et c'est un autre pas de deux, à distance, où l'homme subit l'influence magnétique du robot : manipulation sans contact, l'humain devenu marionnette sans fil, wireless. Puis la machine fera danser, « comme des robots », les deux corps vivants, décapités, décervelés. Elle mène la danse.

Prothèses bioniques, puces implantées, exosquelettes, l'homme augmenté existe déjà. Pourquoi pas un robot augmenté d'extensions humaines ? Jambes et bras au bout du bras, corps flexibles sur corps rigides, jusqu'à ce que la machine ne se débarrasse des intrus en les précipitant dans les dessous comme Don Giovanni dans les flammes de l'enfer. Droit à disposer d'elle-même !



Hal et Her [2] ont une voix, mais pas de corps. Ce robot-là est matériel, massif et sans voix. Mais il respire, dans des ahanements pneumatiques à chaque prise et dépose d'objets. Avec rapidité, précision, évitant les obstacles, il démonte la scène, dresse les planches en immeubles, construit une ville. Les hommes sont confinés dans le dernier cube, cage exiguë dépourvue d'espace vital. Ils subissent les mouvements de la machine qui les fait tournoyer, les asservit, les rend fous. Il ne reparaîtront, la tête enveloppée de plastique noir, qu'en amoureux à la Magritte. Déshumanisés.

La matrice de plastique est installée en rideau, le noir se fait. C'est la guerre, effrayante : des bruits de tirs, des impacts de balles qui criblent la bâche. Puis le silence, et des rais qui passent par les trous, scrutent, aveuglent : une pluie d'étoiles poétique et inquiétante à la fois. La machine achève son travail : son organe terminal, redoutable bras armé, découpe une petite porte, ouverture vers un nouveau monde. Là sont propulsés, hébétés, des êtres à tête de clones, standardisés, robotisés. Est-ce vraiment ce monde que nous voulons ?

Aurélien Bory [3] réussit brillamment, avec le concours de ses deux acteurs acrobates Olivier Alenda et Olivier Boyer, à poétiser la question de la relation entre l'homme et la machine, à interroger au théâtre le scientifique [4], le citoyen. « La machine fait ce qu'elle veut, c'est elle qui décide », explique cette mère de famille à ses fils. Non madame, c'est ce troisième homme (Tristan Baudoin, virtuose) dont on n'apercevait que les pieds, là-bas dans l'ombre, qui assurait la programmation et la télémanipulation du robot. La machine reste un objet. C'est nous qui lui prêtons des intentions, des émotions. C'est peut-être là le véritable danger.

[1] Hal, 2001 : l'Odyssée de l'espace - Stanley Kubrick, 1968
[2] Her - Spike Jonze, 2013.
[3] Aurélien Bory mettra en scène Le Château de Barbe Bleue et Le Prisonnier, programmés en ouverture de la saison 2015-2016 du Théâtre du Capitole.
[4] Éthique de la recherche en robotique . Rapport n°1 de la CERNA, Commission de réflexion sur l'Éthique de la Recherche en sciences et technologies du numérique d'Allistene, novembre 2014.

Photos © Aglaé Bory, Aurélien Bory

TNT, 6 juin 2015

dimanche 24 mai 2015

Les Fiançailles au couvent : sous le signe du poisson


Le squelette de décor laisse voir les entrailles du théâtre, fond de scène, rampes de projecteurs, praticables et escaliers. Une échelle rouge à jardin que personne ne gravira, une colonne de chaises où personne ne s'assoira, mais des fenêtres sous lesquelles on chante la sérénade, des portes pour enfermer, des trous de serrure pour espionner. Martin Ducan esquisse les éléments du vaudeville dans le théâtre nu.





À Séville, les Rosina, Louisa, Clara, ne sont pas filles à barbons, à barbus, ni à barbets. Le magnat du poisson Mendoza, qui exploite ses poissonnières patibulaires gantées de Mapa verts, en fera les frais. Car c'est au couvent que l'on se cache des pères abusifs, parmi des nonnes à cornettes, lunettes et mains vertes, qui arrosent religieusement leurs belles plantes. Car il n'y a rien de plus vrai que le Moine bourré, qui fait des Cènes hilarantes avec ses disciples avinés et lubriques et bénit les couples contre espèces sonnantes.

On retrouve avec grand plaisir le Mendoza à fausse barbe de Mikhail Kolelishvili, son cabotinage bien dosé, sa souplesse de corps et de voix. Son complice en affaires poissonneuses est le Don Jérôme très vieille Angleterre de John Graham-Hall, qui chante le bouffe comme un poisson dans l'eau et s'accommode sans hésiter de l'âme facétieuse des accessoires : une poignée de porte flanche, un bouchon de champagne part tout seul. Si les deux amoureux de Garry Magee (Don Ferdinand) et Daniil Shtoda (Don Antonio) sont un peu effacés scéniquement et vocalement, le Don Carlos de Vladimir Kapshuk, jeune malgré ses cheveux vieux, joue de son beau baryton pour suggérer qu'il serait amoureux de la belle Louisa, qu'il doit chaperonner. Le duo du trou de serrure avec Mendoza en devient ainsi particulièrement ambigu. Mais ce sont les filles qui mènent tous ces hommes en bateau, et de façon magistrale. Le beau mezzo d'Anna Kiknadze (Clara) sous la cornette répond à la séduction lumineuse d'Anastasia Kaligina (Louisa), tandis que la duègne d'Elena Sommer, nez de cochon, jambe de bois et faux airs de la sorcière Grignote, déploie un comique irrésistible sans se départir de graves subtils. Parmi les seconds rôles, la stature et la projection impressionnantes du Père Augustin d’Alexander Teliga font trembler les murs du monastère.

Les mains de Tugan Sokhiev façonnent une subtile palette de couleurs, tout en préservant un bel équilibre entre fosse et voix. Les passages purement orchestraux, accompagnés des chorégraphies de Ben Wright tantôt banales (le ballet des masques), tantôt pleines de finesse et d'humour (le solo du poisson en smoking, la pantomime des nonnes jardinières), sont un ravissement pour l'oreille. Les dames du Chœur se distinguent en poissonnières fort peu distinguées, tandis que les basses en bure dédient leurs graves profonds à la dive bouteille.



Mendoza, le puissant berné, est le seul à être exclu des réjouissances finales, la duègne étant finalement unie à Don Carlos, avec Don Pasquale, Don Juan et Don Quichotte comme témoins. Du beau monde. Même le poisson en smoking est invité. Un clin d'œil à la saison 2015-2016, dont la brochure est placée... sous le signe du poisson.

Photos © Patrice Nin

Théâtre du Capitole, 17 mai 2015