mardi 22 juillet 2014

Lucrèce Borgia : le clair-obscur de l'identité


Une gondole effilée en ombre parmi les pilotis qui émergent de l'acqua alta – Don Giovanni, tout de blanc vêtu et coiffé, pourrait apparaître en compagnie de quelque dame. Les masques, pieds nus et mollets découverts, colportent les ragots. Lucrèce, spectre dans la clarté nocturne, s'avance, demi-nue. On lui fait un ponton qu'on efface derrière ses pas, on l'habille et la pare pour un défilé des faux-semblants : corsage, perruque, masque de comédie au sourire figé ; la femme qui rit. La robe noire évanouie laissera entrevoir l'érotisme latent d'un pied nu.
La gondole est emportée comme on porte un cercueil, par des nochers prémonitoires. Seuls demeurent les pilotis, qui deviendront bougeoirs, dessertes, piloris.

Miracle et mystère du travestissement. Guillaume Gallienne est un onnagata sobre, distancié, mélancolique, finalement asexué. Il est lui-même tout en étant une autre, une femme enfermée dans une apparence qui n'est pas la sienne [1]. Que l'on force à choisir entre l'épée et le poison, entre le flacon d'argent et le flacon d'or. Une femme dépourvue des attributs nourriciers de mère qui cache son amour sous la robe noire du meurtre.

© Brigitte Enguérand / Divergences





Eric Ruf est splendide en Don Alphonse, écrasé par le lourd manteau du pouvoir, mais qui ne se déplace pas sans son petit discobole en plâtre blanc. Le violoncelle de Philippe II l'accompagne, Ella giammai m'amo. C'est un extraordinaire duo devant les ombres et les moucharabiehs du palais des Borgia, lui à terre, tout de violence blessée, elle assise, dominante. Embrassez-moi Don Alphonse, et le baiser qui se hisse ne se fait pas. Le cynisme l'emporte.







© Brigitte Enguérand / Divergences  

Suliane Brahim prête sa beauté androgyne et ses éclats juvéniles à l'impétueux Gennaro. Mais l'ado frondeur est exagéré et se transforme parfois en djeun du XXIe siècle, décalé.



© Brigitte Enguérand / Divergences

Il faut tenter d'oublier Bouzin derrière le Gubetta de Christian Hecq. Long manteau à la Sparafucile dissimulant des jambes nues, il est époustouflant en sbire grotesque, manipulateur inquiétant, bouffon tueur. Chorégraphe de la mort chez la Negroni, il fait virevolter au rythme de diaboliques claquements de bottes femmes en rouge et hommes en noir qui se portent des toasts empoisonnés.

© Christophe Reynaud de Lage

Les pilotis piloris ne soutiennent plus que des cadavres au centre du plateau nu, arène macabre pour la mise à mort finale. Le dernier souffle masquera l'identité trop tard révélée.


[1] Denis Podalydès – À travers « Lucrèce ». Programme de salle de Lucrèce Borgia, Comédie-Française 2014

Comédie-Française, 5 juillet 2014 

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