Cravates
au parterre, cheveux verts et jeans troués à l'amphithéâtre de
côté. À chacun son
opéra.
Une
rue en escaliers le long d'une église, un muret, une sorte de Mont
Saint-Michel en silhouette au fond. La lumière crue du soleil de
Pâques. Les hommes reviennent des champs, les femmes sont en noir
des pieds à la mantille, les jeunes gens draguent, les gamins jouent
aux billes et se bagarrent, les petites filles sont sages. On promène
la Vierge. On va à la messe. C'est long, très long, une messe de
Pâques : la nuit tombe pendant l'intermezzo.
Jour
de fête dans un univers en noir et blanc. Jour de peine pour les
solistes.
Dès
sa sérénade de coulisse, le Turiddu de Nicolaï Schukoff est à
côté de l'émotion et semble forcer le chant. Son addio ! est
sans sanglots. Elena Bocharova, visage impassible (Je n'ai pas
l'habitude de pleurer [1]), écorche sa Santuzza dans un sabir
italo-russe et des aigus stridents, et ses duos avec Mamma Lucia
(Elena Zilio) sont des concours de graves poitrinés. Un peu en
retrait dans la chanson d'entrée, André Heyboer donne cependant un
bel Alfio, de ces charretiers qui ont la tête près du bonnet
[1] ; Lola, dont la seule fantaisie aguicheuse est de porter un châle
blanc, est bien interprétée par Sarah Jouffroy.
On
devrait pleurer, on ne pleure pas. Une étincelle cependant au Hanno
ammazzato compare Turiddu, qu'une femme éperdue (Marion Carroué)
crie par dessus le muret.
Le
rideau du théâtre s'ouvre à l'italienne sur le rideau à
l'italienne du théâtre.
Des
années plus tard, un poteau électrique parmi les palmiers, une
pin-up de cinéma sur le mur de l'église. Les vêtements se sont
éclaircis, les jupes sont plus courtes. Plein soleil du 15 août, on
promène toujours la Vierge, couronnée d'ampoules. Jour de fête,
le cirque s'installe, les gamins gambadent, on monte les tréteaux,
on sort les accessoires, les cintres font un ballet de guirlandes
lumineuses et de rideaux, on s'attend presque à voir entrer le
facteur dégingandé sur son vélo.
Nedda remonte bien haut ses jupes
pour ajuster son bas. Pourquoi alors s'offusque-t-elle que Tonio la
reluque ?
Le
soir, au loin, les fenêtres du Mont Saint-Michel s'allument. Poésie
des jongleurs, des balles et des massues au ralenti pendant
l'intermezzo, des petites filles curieuses, du gros quartier de lune, de la table et de la
fenêtre vivantes, avant la trivialité. Tonio-Taddeo apporte une
pizza en guise de poulet à une Nedda-Colombina court vêtue.
Jour
de peine pour Canio. Badri Maisuradze, qui semble s'ennuyer, en fait
un personnage grossier et un rustre du chant. Recitar ! est
éructé sans ricanements, sans sanglots, sans diction. On devrait
pleurer, on ne pleure pas. Serguey Murzaev est un Tonio tonitruant
dans le Prologue et occupe la scène avec son bossu manipulateur et
cynique : c'est lui qui tire les ficelles, arme le bras du mari
trompé et prononce l'épilogue La commedia è finita! [2].
Malgré un manque d'alchimie qui nuit à la crédibilité de leur
passion, agréable et séduisant Silvio de Mario Cassi et très belle
Nedda de Tamar Iveri, à la fois dans la souplesse du chant et dans
le jeu d'actrice, perruque incroyable, tutu court et pieds en dedans.
Sous
les mains de danseur de Tugan Sokhiev, fosse et plateau trouvent un
bon équilibre au fil des représentations, et les passages
instrumentaux suscitent les trop rares émotions du spectacle.
Excellents chœurs et maîtrise, parfois trop généreux en décibels
– Silenzio ! Silenzio ! est un oxymore sonore. Yannis Kokkos
organise très habilement le désordre des foules et emploie
judicieusement les enfants – ça court, ça joue, ça fait des
bêtises – mais en place très peu dans le public du spettacolo
qu'ils avaient pourtant réclamé à grands cris. Le reflet fidèle
du public de la salle ?
[1]
Giovanni Verga (1840-1922). Cavalleria rusticana et autres
nouvelles siciliennes. Les Belles Lettres 2013
[2]
Il semble y avoir un doute au sujet de l'intention de Leoncavallo
quant à l'attribution de cette phrase à Canio ou à Tonio. Voir
John
Wright - "La commedia è finita": An Examination of
Leoncavallo's Pagliacci. Italica
Vol. 55, No. 2, Theatre, Summer 1978, pp. 167-178
Photos
© Patrice Nin
Théâtre
du Capitole, représentations des 14,18 et 23 mars 2014
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire