samedi 21 avril 2012

Rigoletto : pénombre, crasse et sueur

Tout est sale, sordide, déglingué. On se vautre sur la décadence. Les maquillages défaits font aux courtisanes des masques hideux, miroirs des têtes de mort des kidnappeurs. On transpire son désœuvrement ou son malheur. Les lieux mal éclairés sont de guingois, rapiécés, murs de tôle ondulée et grillages rouillés. Un père retient sa fille en cage. Précaution inutile dans le bidonville.

Il y a du trop et du trop peu.

Trop d'images aguicheuses – fort belles nudités au demeurant – et trop de bruit à la cour du duc, au détriment de la musique et du chant, que l'on se surprend à ne pas écouter. Trop de sang - sur la chemise blanche, sur les mains, sur les joues - dans la scène finale, le gore prête plutôt à sourire. Trop de Vittorio Grigolo dans son duc, expressions exagérées, effets appuyés et pianissimi parfois inaudibles. On regrette le même à Orange.

(Crédit : Tristram Kenton, The Guardian)
Trop peu de père dans le Rigoletto de Dimitri Platanas, même visage renfrogné de la cour à la tempête de minuit, comme à distance de ce qui l'accable. Un beau chant, mais dénué de violence dans l'invective Cortigiani, vil razza damnata, mais dénué de larmes dans la plainte Ebben, piango, Marullo. Trop peu d'énergie dans ce début de Si vendetta, tempo curieusement lent imposé par la baguette de Sir John Eliot Gardiner.

(Crédit : Johan Parsson, ROH)
L'alchimie préfère le trop au trop peu : la Gilda de Ekaterina Siurina s'accorde évidemment mieux, en voix et en jeu, avec son fougueux et excessif Don Juan qu'avec ce père à l'émotion taciturne. Elle meurt joliment, mais sans émotion.











Un Rigoletto sans larmes, Ah la maledizione !





Royal Opera House Cinema, 17 avril 2012

lundi 16 avril 2012

La Traviata : deux femmes perdues


Perdue, hagarde, déjà condamnée, elle entre dans l'arène, où l'attend Dieu ? son destin ? sous l'apparence d'un grand vieillard en trench-coat noir, qui la fixe intensément. Le temps est compté, elle le regarde s'écouler sur la pendule gigantesque et implacable. Mais le prélude s'achève, la joyeuse compagnie arrive, il faut faire bonne figure, faire semblant, porter son camélia comme on porte sa croix.

La mise en scène de Willy Decker, dans sa froide intemporalité, est extrêmement intelligente et pertinente. Violetta est la seule femme , fragile corolle rouge parmi les croque-morts cravatés et cyniques. Le bonheur éphémère de la petite maison de campagne est paré de tentures à fleurs criardes, terrain de cache-cache pour les robes de chambre caméléons des amants : l'amour rangé est kitsch dans le temps oublié... Mais ce n'est rien l'amour, c'est un mythe dangereux [1]. Les fleurs se fanent en noir et blanc. Le duel entre les deux Germont est d'une violence inouïe, en paroles et en actes, père cynique et manipulateur contre fils rebelle et amoureux. Le chœur des bohémiennes est une vision de cauchemar, masques identiques à l'infini et parodie de corrida où les aiguilles du temps deviennent les banderilles d'un toro de pacotille.



On ne peut dissocier Violetta de son interprète. Natalie Dessay se bat avec sa voix fragile, chante sur le fil, équilibriste sur les failles comme sur le dossier du canapé. On s'attend à tout moment à la défaillance fatale de l'une et de l'autre, les notes manquent parfois comme manque le souffle. Réalisme et réalité. E vero, ne peut que murmurer Violetta lorsque Germont père, tel un autre Docteur Miracle à Antonia, lui montre l'avenir fait d'infidélités et de vieillesse. E vero... sorry I missed the high note, s'excuse Natalie, déconfite, à l'entracte.




L'Alfredo aux yeux bleus, Matthew Polenzani, avec ses regards, son jeu, son chant magnifique, soutient à la fois Natalie et Violetta. Jusqu'aux saluts. Mais c'est le Germont de Dmitri Hvorostovsky qui emporte aisément la palme de la soirée, sourire toujours autant carnassier, une main de fer dans une voix de velours.










Il n'y a pas de tragédie sans note comique, pas de mise en scène brillante sans ténor en caleçon qui, s'habillant promptement pour aller à Paris, oublie de fermer sa braguette. Tout en chantant. Difficile de faire deux choses importantes à la fois !

Violetta meurt debout, dans les bras de Dieu, de son destin, de son médecin, c'est la même chose. Lorsqu'elle respire enfin librement, elle est déjà morte. Elle s'écroule au milieu de l'arène, le temps peut s'arrêter.


[1] Catherine Clément – L'opéra ou la défaite des femmes, Figures Grasset 1995


(Crédit photos : Marty Sohl, Metropolitan Opera)

Metropolitan Opera, Live in HD, 14 avril 2012



dimanche 8 avril 2012

Manon : sur la mauvaise pente


Manon est une autre traviata : la mauvaise pente de l'argent et des plaisirs frivoles plutôt que l'élévation de l'amour véritable.
C'est par un escalier rejoignant les hauteurs de la ville que les amoureux fuient, abandonnant leurs valises remplies d'une vie déjà trop tracée. Par un escalier aussi qu'ils accèdent à leur petite mansarde avec petit lit et petite table.
Mais c'est sur des plans inclinés que parade la reine du Cours-la-Reine et que tiennent en équilibre précaire les tables de jeu de l'Hôtel de Transylvanie, tripot en sous-sol éclairé par des néons blafards.

Laurent Pelly habille en noir et blanc : noirs les hauts-de-forme qui rôdent déjà au pied de la mansarde – qui ne sont pas sans rappeler les fantômes de son Macbeth - , noirs les fracs des messieurs lubriques, noires les ombres des joueurs, noires les robes austères des grenouilles de bénitier émoustillées ; blanches les toilettes des coquettes et des cocottes, blancs les tutus des danseuses de l'Opéra. Seule la chute annoncée de Manon porte le rose : du bouquet prémonitoire au rose pâle puis au rose fushia, ostentatoire.
La direction d'acteurs est magnifique de précision et de justesse, et les dialogues parlés sont parfaitement joués, fait plutôt rare à l'opéra.




La très belle Anna Netrebko, voix chaude et diction française travaillée, passe allègrement de l'adolescente délurée à la femme entretenue, sensuelle, déchue, mourante. Piotr Beczala, son des Grieux aux yeux bleus, a la voix solaire des très grands et des pianissimi superlatifs. La succession du poignant Adieu, notre petite table et de l'utopique En fermant les yeux, je vois... (!) est un sommet d'émotion qui gomme toute l'indigence du livret. L'alchimie du couple est palpable et culmine dans la scène de Saint-Sulpice, scandaleuse d'érotisme dans ce lieu saint où piliers, sacristie et petit lit de prêtre – le lit d'amour de la mansarde ! - sont tout de guingois.

Une mention particulière au Guillot de Morfontaine de Christophe Mortagne, remarquable chanteur et acteur à la déclamation parfaite.

On pourra regretter l'épisode du ballet, quelque peu désuet et s'achevant dans une sorte de débauche lubrique pâlement inspirée du ballet décadent proposé par David Mc Vicar pour le Faust de Gounod.
De même l'effet visuel des petites maisons donne une perspective très réussie, mais aussitôt réduite à néant dès que les personnages - dont toute la magie scénographique ne parvient pas encore à réduire la taille ! - passent à proximité.

Mais on gardera l'image de la mort de Manon dans les bras de son chevalier, ultime syllabe chantée dans un souffle sur un quai du Havre à la perspective infinie, le bout de la pente, éclairé par des lampadaires lugubres : « Et c'est là l'histoire de Manon Lescaut. »

Laurent Pelly, présent incognito à la projection, a applaudi sa diva.



(Crédit photos : Ken Howard - Metropolitan Opera)


Metropolitan Opera, Live in HD, 7 avril 2012


La critique du Monde

dimanche 1 avril 2012

Macbeth : parpaings et petits rois

On érige des murs, des grillages ; on construit des barrières, des portillons à code. On s'enferme, on nous enferme.

Laurent Pelly emprisonne ses personnages dans des murs de parpaings, chacun dans sa portion de lotissement, maison avec vue étriquée et portail sinistre. On s'invite entre soi, pour mieux s'entre-tuer.

Macbeth est une pièce compliquée : des sorcières, un spectre, des apparitions, un enfant, une forêt qui marche, une tête coupée, des meurtres ; ici, ailleurs.

Francisco de Goya
Vol de sorcières, 1798
Les lieux changent au rythme de nombreux précipités où le rideau noir tombe comme un couperet, terrifiant. Les sorcières sont grotesques et goyesques. Le spectre sanguinolent de Banco s'invite au banquet et disparaît parmi les ballons de baudruche. Les apparitions sont des squelettes de bunraku manipulés par des hommes noirs.

Si le meurtre de Duncan est suggéré, celui de l'enfant est explicite, étrange écho de l'effroyable actualité toulousaine. Mais la forêt de Birnam ne marche pas, occultée par le brouillard et les projecteurs aveuglants.


L'atmosphère est pesante, mais sans effroi. Les robinets d'arrosage qui surgissent des dessous et la tête coupée de Macbeth prêtent à sourire, accessoires dérisoires de cet univers où les rois de pacotille portent des couronnes qui lancent des éclairs comme des boules à facettes et tuent pour se jucher sur des trônes beaucoup trop hauts. 
(Crédit photo : Polot Garat Odessa)
Thierry Hancisse et Marie-Sophie Ferdane, de la Comédie-Française, dominent la distribution, malgré d'inintelligibles passages de colère et de folie. Pierre Assedat est remarquable dans les deux rôles de Duncan et de Hécate. On regrettera cependant le peu crédible Macduff de Rémi Gibier.

TNT Toulouse, 24 mars 2012

La critique de Culture 31

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