mardi 14 février 2012

Didon et Enée : duplicité du désastre


Le rideau s'ouvre sur les lumières vacillantes de bougies de théâtre baroque, non pas à l'avant-scène mais dérivant sur les eaux d'une Carthage en usine délabrée, bassin de Neptune décadent où la pyrotechnie annoncera les grandes eaux de l'orage destructeur.

Un homme étrange apparaît, pêche brutalement les bougies à l'épuisette : la lumière s'épuise, les civilisations aussi, il n'en reste que les vestiges. Cet homme porte un hélicon sur son dos, double d'Enée portant Anchise, la raison, le destin tracé. C'est ce double, télécommandé par l'Esprit tel un robot, qui intimera à Enée d'aller fonder Rome plutôt que de dilapider son temps dans les délices de l'amour. Fate forbids what you pursue.

Si le double d'Enée est son Surmoi, celui de Didon est son Ça, pulsions et interdits sous l'apparence d'une femme blonde à la séduction outrancière. Les deux doubles s'accoupleront lors de la partie de chasse, dans l'euphorie générale... vanité ! le conflit fondamental est insoluble.

Le chœur est divisé en deux hemichoria, celui des chanteurs et celui des musiciens, menés par le coryphée – chef d'orchestre, témoin attentif, engagé par le geste et l'attitude dans le drame qui se déroule sous ses yeux.
Harmonie des instruments. Plaintes et grincements aux accords. Vouloir et ne pas vouloir, choisir donc renoncer....

Etranges personnages de la duplicité. Les naïades, jumelles de la Lilou du Cinquième élément, walkyries de l'amour chevauchant leur moto et pilotant leur projecteur aveuglant. La sorcière à la fois homme et femme, ambiguïté hermaphrodite du contre-ténor et du soprano s'étreignant dans la même robe rouge sang. L'orage sera de sang, aussi.

La beauté du jeune baryton – Enée n'est pas fils d'Aphrodite pour rien – est magnifiée par son grand cache-poussière noir. Emergeant du brouillard, il est l'Amour. Belinda, tout droit sortie d'un shôjo manga, l'exhorte en sautillant joyeusement - Pursue thy conquest Love! Le cache-poussière va fissurer l'armure de Didon. Des regards magnifiques. Mais l'amour hypnotise, aveugle, projecteur braqué par Enée dans les yeux de Didon.

Aveuglement... l'amour est vite trahi – ce n'est pas tout ça, il faut aller fonder Rome ! L'homme cède facilement aux sirènes, aux sorcières, aux esprits. 
Away, away! implacable de Didon. Départ d'Enée en funambule mal assuré, le cache-poussière n'en mène pas large.
La femme s'en repentira, prise de conscience, remords, regards, terribles. Trop tard.

Didon, dans son ultime lamento, voix et corps émouvants, est submergée par ses larmes - les eaux de Carthage ne sont plus que larmes - et emportée par ce même brouillard duquel avait émergé Enée. Remember me, but forget my fate. L'amour a brouillé les pistes tracées.

Perpignan, théâtre de l'Archipel, 10 février 2012.

Sous la direction musicale de Jean-Marie Puissant, et interprétée par une équipe talentueuse de chanteurs, danseurs et comédiens dans un immense bassin d'eau maculée, l'oeuvre de Purcell, revisitée par Chabroullet et le Théâtre de la Mezzanine devient un opéra d'une grande force érotique.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire